Patrick, orthodontiste français, et Natacha, actrice moscovite, divorcés dans les cris et les larmes. Elle obtient la garde de sa fille Macha. Si violemment que la justice française les en a séparés et a placé la petite. La Russie a pris fait et cause pour la mère
De Volgograd à Vladivostok, pas un jour ne passe en Russie sans que l’on n’évoque «l’affaire». L’affaire, c’est l’histoire de Natacha Zakharova, actrice moscovite divorcée d’un Français et séparée de sa fille depuis deux ans par décision de justice. La mère, depuis son appartement de la Défense, supplie sur toutes les télés russes qu’on lui rende sa petite Macha, âgée de 5 ans. L’enfant, avec ses boucles blondes et ses yeux clairs, sanglote en couverture des journaux. Macha est transformée en martyre nationale, comme Elian, le petit Cubain réfugié aux Etats-Unis l’hiver dernier. Et les relations franco-russes sont vivement ébranlées. Là-bas, on commence à nous traiter de barbares : après avoir essayé de kidnapper les matelots du «Sedov», de bloquer les comptes de l’ambassade de Russie, voilà qu’on enlève cruellement un enfant à sa maman. Depuis près d’un an, le Kremlin presse le gouvernement d’intervenir. Lors de sa venue à Paris, le 26 octobre, Vladimir Poutine a encore menacé de traîner la France devant la Cour européenne des Droits de l’Homme. Et le 8 décembre, la Douma, par 373 voix contre 5, a sommé l’Assemblée nationale de réunir au plus vite Natacha et Macha. Comme si un vote pouvait abolir les conséquences d’un terrible conflit conjugal.
Comme souvent, ce conflit, c’est une simple histoire d’amour qui finit mal. Un couple qui se déchire, à coups d’accusations sordides, sous le regard d’un enfant. Patrick et Natacha se rencontrent l’été 1993. Lui est orthodontiste, père divorcé avec quatre enfants. Belle gueule, un peu triste, un peu maigre, passionné de jazz. Il a 43 ans et cherche à refaire sa vie. Elle est tout droit sortie d’un film, blonde aux yeux bleus, formes généreuses, robe en lamé. D’ailleurs elle est actrice, mannequin, et aussi présentatrice à la télé. Un détonant mélange de réserve et d’exubérance slave. Elle dit qu’elle l’a connu à Paris, alors qu’elle venait y apprendre le français. Patrick et Natacha se plaisent. La comédienne trouve l’homme fragile, et gentil: «Il me disait: "Tu es femme de mon rêve, si tu m’abandonnes, j’ai la mort." J’ai craqué.» Elle apprend à parler le français. Mariage trois mois plus tard. Deux ans plus tard naît Macha. Natacha découvre les joies de la maternité, et les peines de la vie conjugale. Elle dit que son mari est jaloux de la petite, qu’il devient violent. Elle le soupçonne de boire, de se droguer.
Natacha demande le divorce en décembre 1997. En attendant le jugement, elle obtient une pension mensuelle de 7 500 francs, la garde de Macha, confiée à son père la moitié des week-ends et des vacances scolaires. Mais la guerre des nerfs ne cesse pas pour autant. Patrick ne verse rien à sa femme et ne donne aucun signe de vie à sa fille pendant dix-sept mois.
La situation bascule peu à peu dans l’horreur. Le 9 juillet 1998, Natacha se rend au commissariat, déclare qu’elle part à Moscou, au chevet de sa mère souffrante. Elle s’envolera avec Macha. La police les retient à la douane de Roissy. Patrick récupère la petite fille et dépose plainte pour tentative de soustraction d’enfant.
Le 9 août, Natacha récupère sa fille. Elle trouve l’enfant perturbée : «Elle était sale, les ongles noirs. Quand je l’ai déshabillée j’ai découvert qu’elle était couverte de bleus.» Une de ses amies assiste à la scène : «Le père l’a déposée comme un paquet de linge, elle portait des traces de coups.» Chaque fois que Macha voit Patrick, elle est ravagée, prostrée. A plusieurs reprises, elle constate des hématomes. La mère photographie le corps meurtri et court les hôpitaux pour prouver les maltraitances. Plus d’une dizaine de médecins ont été consultés entre septembre et début décembre : tous attestent les lésions sur les fesses et le bras, sans pouvoir désigner de responsable. Ils décrivent Macha comme une enfant triste qui ne parle pas et souffre de troubles du comportement. La mère porte un certificat médical au tribunal et signalement au parquet de Nanterre. Mais la justice est bien lente ou bien indifférente. Finalement, au bout de plusieurs semaines, le père est placé en garde à vue. «On me cuisinait sans cesse: "Alors, avec quoi tu l’as frappée, ta fille? Il finit par lâcher : «Je n’ose pas penser que c’est la mère qui a fait
cela...» Le 10 décembre, c’est au tour de Natacha de passer la nuit au commissariat. Elle a confié Macha à une voisine. Quand elle rentre chez elle le lendemain matin, sa fille n’est plus là.Des policiers l’ont emmenée.
Le juge des enfants a statué : «Vu l’urgence, attendu que le père est actuellement en garde à vue ce jour pour des violences qui auraient été subies par la mineure fin novembre 1998, attendu que le père accuse la mère d’avoir commis ces violences, attendu qu’il y a lieu de mettre l’enfant à l’abri du conflit familial... ordonnons le placement provisoire de l’enfant à l’ASE (Aide sociale à l’Enfance).» Une décision aussi brutale est peu fréquente. Rodolphe Costantino, avocat de l’association Enfance et Partage, est chargé à l’époque de défendre Natacha : «C’est étrange, la mère apportait des pièces au juge depuis des semaines et pourtant on l’a traitée comme le père.» Plus surprenant, la magistrate n’a reçu ni l’enfant ni les parents, n’a proposé aucune médiation. Selon elle, l’état de santé de Macha le justifie : à son arrivée au foyer, la petite est quasi mutique. Natacha et son ex-mari sont seulement autorisés à lui téléphoner, à heure fixe. La jeune femme est aux abois. Elle appelle le foyer dix fois par jour, crie, pleure,fait téléphoner ses amis russes pour avoir des nouvelles de sa fille. Les services sociaux la renvoient à son anxiété et réduisent son temps de parole. Ils ont pris le parti du père. Au départ, Macha refusait de parler à Patrick. «Papa méchant, papa tape», répète-t-elle. Macha a aussi craché par terre en entendant la voix de papa . Mais personne n’a cherché à lui expliquer pourquoi sa mère l’avait «abandonnée» du jour au lendemain.
Deux mois plus tard, les parents obtiennent chacun un droit de visite. Ils pourront voir l’enfant séparément une fois par mois, au centre, avec un éducateur et une psychologue. Natacha se sent épiée: «Je voulais embrasser mon bébé, ils disaient: "Pas de câlins, il faut faire un travail sur vous".» On ne cesse de lui signifier qu’elle est une «mauvaise mère». Elle est même priée de ne plus parler russe avec sa fille. Et une lettre du tribunal précise, noir sur blanc: «Votre langue ne peut être utilisée que pour quelques mots affectifs d’usage.» Natacha ne peut s’empêcher d’insulter les éducateurs, les psychologues et même les juges, auxquels elle balance un jour: «Moi je n’ai pas besoin d’aller voir un psy, vous peut-être.» Elle hurle, avec l’impression de n’être jamais entendue. Mais son pays commence à se mobiliser.
Fin juillet 1998, la magistrate décide le placement à long terme dans une famille d’accueil. Elle s’appuie sur les rapports des travailleurs sociaux, qui affirment que Macha « va beaucoup mieux depuis qu’elle ne vit plus avec sa mère». Elle demande, en vain, qu’on prenne en compte d’autres avis : celui du psychiatre Roland Coutanceau, qui a examiné Macha, lors du divorce, au moment où elle vivait seule avec sa mère: «Une enfant calme au développement harmonieux»; cet autre qui atteste, deux ans plus tard, que «Macha a un excellent contact avec sa mère». Me Costantino constate que «depuis le début de cette affaire, alors qu’elle a été placée pour état autistique, Macha n’a reçu aucun traitement médico-psychologique». Quand il demande quelle est la thérapie appliquée, on lui répond «l’éloignement d’avec la mère».
Depuis le 29 juillet 1998, Macha vit dans une famille inconnue, quelque part en banlieue parisienne. Patrick a obtenu le droit de rendre visite à sa fille dans un centre de médiation et de l’emmener chez lui un week-end par mois. Natacha, elle, n’a pas pu voir l’enfant pendant huit mois parce que la gamine avait fait une crise de nerfs « à la perspective de la voir». Elles ont alors communiqué avec des dessins. «Maman d’amour je te fais de gros bisous», écrivait la petite. Natacha répondait, quand on ne renvoyait pas ses dessins en lui disant qu’ils étaient trop violents. Elle a aussi expédié des contes russes, qui lui ont été aussitôt retournés. Finalement, fin avril, la mère a décroché le droit de voir Macha une fois par mois. Chaque fois, elle apporte des fruits, une icône et une bougie pour prier. La rencontre a lieu dans un centre de rencontre du 20e arrondissement. Au bout d’une heure, la petite repart avec ses gardes du corps de l’ASE, pour une mystérieuse destination...
La justice s’est-elle trompée? A-t-elle commis l’irréparable en séparant une petite fille de 3 ans de sa mère? La comédienne russe n’essaie plus de comprendre le jargon des psys et des juristes. La dernière fois qu’elle a embrassé Macha, le 2 décembre, elle lui a promis qu’elle ne passerait pas un nouveau Noël sans elle. Le lendemain, Natacha a entamé une grève de la faim.
Sophie des Deserts